XVI. Ondoiements

par C. Devaux

IMG_20140603_170936

La promenade se dissipe à l’horizon. Elle n’est que bitume et graviers. À intervalles plus ou moins réguliers, quelques vieux bancs accueillent, face au Tage, coureurs affalés et couples enlacés. Marcheurs ou cyclistes avancent en silence, portés par l’écho des clapotis et les plaintes de la brise. Le fleuve est paisible, à peine troublé par le passage de rares embarcations fendant nonchalamment la nappe bleutée. Ma démarche est tout aussi tranquille. Aux errements succède l’errance. Je ne suis plus cette encombrante et intrusive figure figée au beau milieu des personnes et des choses. Le corps s’est déployé. Il écrase l’esprit, l’inertie de la pensée, l’immobilisme des intentions et des questionnements. Il s’élance et frissonne, transpire, se crispe et se libère à nouveau. J’avance lentement en fixant les courbes des rives de Porto Brandão qui ondulent dans la lumière vive de la pleine journée. Mon crâne est enchâssé entre les deux confortables coussinets de mon casque audio. Les premières notes s’écoulent, douces et érotiques. Tout est transformé.

Il me faudra trois bons quarts d’heure de marche pour rejoindre le coeur de la ville. Le trajet est peu inspirant, la promenade creusant son sillon entre la berge dépouillée et une ligne de friches industrielles. Elle se pare, toutefois, de curieux ornements. Des formes se croisent, s’évitent, me dépassent, s’arrêtent puis reprennent leur mouvement. Leur danse est absurde, déstructurée, se montre presque menaçante. Il est toutefois quelque chose de délicieux et de terriblement envoûtant dans leur chorégraphie. C’est une toile qui se peint sous mes yeux, un tableau dont les limites de mon regard sont le seul cadre. C’est une effusion de couleurs, un foisonnement de taches de lumières qui contraste violemment avec les teintes grisâtres de la berme et s’agite au gré de la mélodie qui m’enchante et m’étourdit. Les harmonies m’enveloppent et semblent prendre corps dans ces éclaboussures, ces teintes anarchiques. Je ne peux contenir mon sourire, expression d’un inattendu bien-être. Le moment est parfait. Je contemple la souillure magnifique de mon horizon et poursuit mon chemin, alangui. Le morceau s’achève. Avec le silence se dévoilent de nouvelles formes, plus figuratives. Ce qui n’était encore il y a un instant que de vagues halos colorés se tord et s’étire pour laisser apparaître une multitude de corps et de visages. Tous me paraissent étrangement familiers. J’abaisse mon casque et le positionne sur ma nuque. Le murmure des conversations, le tumulte de la ville, encore lointaine, et les criailleries des mouettes. Mon pas est léger. C’est le pas des hommes qui ne pensent pas, ou ne pensent plus, ou refusent de penser. C’est le pas de ceux qui nous sont étrangers et se meuvent sous nos yeux mais hors de notre conscience. Je m’écoule sur le bitume. Je ne suis plus que mouvement. Suis-je animé d’un sentiment si inédit que sa seule épreuve a annihilé toute intention de comprendre, toute velléité intellectuelle ? Peu importe la nature de ce sentiment – ou n’est-ce qu’une sensation ? – cet instant est infini. Le temps lui-même semble s’être dilué dans mon ivresse, comme terrassé par l’euphorie.

À mes côtés, le Tage se prélasse. Sa nonchalance est une provocation à la ville blanche. Les tressaillements de la cité se fracassent contre les cristaux de l’onde impassible du fleuve. L’oeil du promeneur n’appréhende toutefois rien de la violence qui le compose. Partout, en son sein, les courants s’y affrontent et s’entraînent, enlacés, fuyant vers l’avant en une seule et même existence. Et nous n’en voyons que la surface bleutée et l’écume qui la constelle. Le vénérable ne nous laisse apprécier que la quiétude de son apparat. Une frêle embarcation fend les flots, des étincelles blanchâtres crépitant et fouettant la coque bringuebalée. La silhouette disparaît aussi vite qu’elle est apparue et quelques timides remous suffisent à effacer toute trace des tourments provoqués. Au loin, les plis céruléens du Tage s’écrasent en une mince ligne turquoise contre les drapés verdâtres de la rive, tandis que le pont du 25 avril barbouille le paysage de son ombre qui se décompose au gré des brisures et des courbes du relief. Plus haut dans le ciel, des oiseaux immaculés virevoltent en grappes au-dessus des vaguelettes azurées et opposent à la léthargie de la rivière la vigueur de leurs arabesques. Je pourrais demeurer des heures face à ce décor, immobile, pour éviter d’en altérer la perfection. Mais je suis mû par mon allégresse et poursuis mon chemin, réarrangeant à chaque nouveau pas les perspectives, les proportions et les tracés du tableau qu’il m’est donné de contempler. Je suis presque sous le pont et peux désormais distinguer les formes et les couleurs des automobiles qui filent en vociférant d’un bout à l’autre de l’imposante structure métallique. Leur bourdonnement a fait taire le chant des eaux et les visages des passants qui m’entourent s’animent mais ne produisent pas le moindre son. Chacun y va de sa gesticulation. Le spectacle est si absurde qu’il en devient presque inquiétant. Les sourires se défont, les regards se font plus sombres et les enjambées plus vives. Vrombissements de moteurs, sirènes de navires, alarmes et autres coups de klaxons résonnent entre les amas de tôles, les containers et les bâtiments sinistres qui ne s’effacent que pour laisser apparaître l’avenida Brasilia et son flux continu de camions et de voitures. Une percée dans la muraille de béton et d’acier permet soudain d’entrevoir les premières pentes de la ville. Lisbonne semble jaillir du sol. Les toitures orangées embrasent les faîtes des hangars qui paraissent ployer sous la masse opalescente. Je serai bientôt sur la place du Commerce, nimbé de la lumière crue du Soleil lisboète, écrasé par sa chaleur. Partout on s’agitera, et je me glisserai une fois de plus dans la marée humaine, fébrile mais rasséréné par ma fugace évasion. Puis le Soleil se retirera et Belem, le pont et la rive ne seront plus qu’une idée vague et le Tage une étendue noire et silencieuse. Le désir d’autrui consumera mon corps fatigué et il me faudra dès lors grimper, encore et encore, pour vivre davantage.