Circonvolutions lisboètes

Le Narrateur. Nina. Lisbonne.

Tag: Portugal

XVI. Ondoiements

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La promenade se dissipe à l’horizon. Elle n’est que bitume et graviers. À intervalles plus ou moins réguliers, quelques vieux bancs accueillent, face au Tage, coureurs affalés et couples enlacés. Marcheurs ou cyclistes avancent en silence, portés par l’écho des clapotis et les plaintes de la brise. Le fleuve est paisible, à peine troublé par le passage de rares embarcations fendant nonchalamment la nappe bleutée. Ma démarche est tout aussi tranquille. Aux errements succède l’errance. Je ne suis plus cette encombrante et intrusive figure figée au beau milieu des personnes et des choses. Le corps s’est déployé. Il écrase l’esprit, l’inertie de la pensée, l’immobilisme des intentions et des questionnements. Il s’élance et frissonne, transpire, se crispe et se libère à nouveau. J’avance lentement en fixant les courbes des rives de Porto Brandão qui ondulent dans la lumière vive de la pleine journée. Mon crâne est enchâssé entre les deux confortables coussinets de mon casque audio. Les premières notes s’écoulent, douces et érotiques. Tout est transformé.

Il me faudra trois bons quarts d’heure de marche pour rejoindre le coeur de la ville. Le trajet est peu inspirant, la promenade creusant son sillon entre la berge dépouillée et une ligne de friches industrielles. Elle se pare, toutefois, de curieux ornements. Des formes se croisent, s’évitent, me dépassent, s’arrêtent puis reprennent leur mouvement. Leur danse est absurde, déstructurée, se montre presque menaçante. Il est toutefois quelque chose de délicieux et de terriblement envoûtant dans leur chorégraphie. C’est une toile qui se peint sous mes yeux, un tableau dont les limites de mon regard sont le seul cadre. C’est une effusion de couleurs, un foisonnement de taches de lumières qui contraste violemment avec les teintes grisâtres de la berme et s’agite au gré de la mélodie qui m’enchante et m’étourdit. Les harmonies m’enveloppent et semblent prendre corps dans ces éclaboussures, ces teintes anarchiques. Je ne peux contenir mon sourire, expression d’un inattendu bien-être. Le moment est parfait. Je contemple la souillure magnifique de mon horizon et poursuit mon chemin, alangui. Le morceau s’achève. Avec le silence se dévoilent de nouvelles formes, plus figuratives. Ce qui n’était encore il y a un instant que de vagues halos colorés se tord et s’étire pour laisser apparaître une multitude de corps et de visages. Tous me paraissent étrangement familiers. J’abaisse mon casque et le positionne sur ma nuque. Le murmure des conversations, le tumulte de la ville, encore lointaine, et les criailleries des mouettes. Mon pas est léger. C’est le pas des hommes qui ne pensent pas, ou ne pensent plus, ou refusent de penser. C’est le pas de ceux qui nous sont étrangers et se meuvent sous nos yeux mais hors de notre conscience. Je m’écoule sur le bitume. Je ne suis plus que mouvement. Suis-je animé d’un sentiment si inédit que sa seule épreuve a annihilé toute intention de comprendre, toute velléité intellectuelle ? Peu importe la nature de ce sentiment – ou n’est-ce qu’une sensation ? – cet instant est infini. Le temps lui-même semble s’être dilué dans mon ivresse, comme terrassé par l’euphorie.

À mes côtés, le Tage se prélasse. Sa nonchalance est une provocation à la ville blanche. Les tressaillements de la cité se fracassent contre les cristaux de l’onde impassible du fleuve. L’oeil du promeneur n’appréhende toutefois rien de la violence qui le compose. Partout, en son sein, les courants s’y affrontent et s’entraînent, enlacés, fuyant vers l’avant en une seule et même existence. Et nous n’en voyons que la surface bleutée et l’écume qui la constelle. Le vénérable ne nous laisse apprécier que la quiétude de son apparat. Une frêle embarcation fend les flots, des étincelles blanchâtres crépitant et fouettant la coque bringuebalée. La silhouette disparaît aussi vite qu’elle est apparue et quelques timides remous suffisent à effacer toute trace des tourments provoqués. Au loin, les plis céruléens du Tage s’écrasent en une mince ligne turquoise contre les drapés verdâtres de la rive, tandis que le pont du 25 avril barbouille le paysage de son ombre qui se décompose au gré des brisures et des courbes du relief. Plus haut dans le ciel, des oiseaux immaculés virevoltent en grappes au-dessus des vaguelettes azurées et opposent à la léthargie de la rivière la vigueur de leurs arabesques. Je pourrais demeurer des heures face à ce décor, immobile, pour éviter d’en altérer la perfection. Mais je suis mû par mon allégresse et poursuis mon chemin, réarrangeant à chaque nouveau pas les perspectives, les proportions et les tracés du tableau qu’il m’est donné de contempler. Je suis presque sous le pont et peux désormais distinguer les formes et les couleurs des automobiles qui filent en vociférant d’un bout à l’autre de l’imposante structure métallique. Leur bourdonnement a fait taire le chant des eaux et les visages des passants qui m’entourent s’animent mais ne produisent pas le moindre son. Chacun y va de sa gesticulation. Le spectacle est si absurde qu’il en devient presque inquiétant. Les sourires se défont, les regards se font plus sombres et les enjambées plus vives. Vrombissements de moteurs, sirènes de navires, alarmes et autres coups de klaxons résonnent entre les amas de tôles, les containers et les bâtiments sinistres qui ne s’effacent que pour laisser apparaître l’avenida Brasilia et son flux continu de camions et de voitures. Une percée dans la muraille de béton et d’acier permet soudain d’entrevoir les premières pentes de la ville. Lisbonne semble jaillir du sol. Les toitures orangées embrasent les faîtes des hangars qui paraissent ployer sous la masse opalescente. Je serai bientôt sur la place du Commerce, nimbé de la lumière crue du Soleil lisboète, écrasé par sa chaleur. Partout on s’agitera, et je me glisserai une fois de plus dans la marée humaine, fébrile mais rasséréné par ma fugace évasion. Puis le Soleil se retirera et Belem, le pont et la rive ne seront plus qu’une idée vague et le Tage une étendue noire et silencieuse. Le désir d’autrui consumera mon corps fatigué et il me faudra dès lors grimper, encore et encore, pour vivre davantage.

XII. L’ivresse d’un baiser

J’ai beau tituber et ricaner, c’est paisiblement que nous entamons la descente de la Rua Garrett. A Brasileira s’est libérée de ses parasites et Pessoa semble avoir repris vie à la lueur des réverbères. Ses traits se déforment tandis que je plisse naïvement les yeux pour renforcer ma concentration. La rumeur des ruelles s’étouffe progressivement. Nous croisons quelques grappes de jeunes gens arpentant les rues du Chiado à la recherche de distributeurs de billets, de taxis ou d’amis égarés. Ils s’éparpillent. Certains s’élancent à la poursuite de camarades les ayant devancés dans l’ascension des boyaux de Bairro Alto. D’autres déambulent, enlacés. Je m’arrête quelques instants pour apprécier le ballet, le spectacle de ces danseurs maladroits entrainés dans une chorégraphie que l’ivresse, la chaleur et les cahots de la rue ont composée pour eux. Je me tiens fixe, les mains enfoncées dans les poches, le sourire figé. Il est de ces instants rares quand tout semble limpide. Chaque personne. Chaque éclat de voix. Les errances ne nous ont pas quittées, elles se sont simplement faites un peu moins bruyantes. L’air du soir vient soulever nos cheveux, sécher nos lèvres, caresser nos joues. Des silhouettes glissent entre les avinés et les amants qui multiplient entrechats et gargouillades pour se hisser jusqu’aux ruelles les plus animées. Mon attention se fixe sur la statue glorieuse de Luis de Camoes, isolée au centre de la place. Elle aussi semble se laisser aller à quelque danse disgracieuse… Je détourne mon regard vers le ciel, vexé par les tromperies de ma vue. L’immense toile azurée est tachée de points lumineux dont l’éclat est à peine altéré par le halo orangé de la ville incandescente. Je ferme les yeux. Le temps se fige. Je ne sens que la brise. Ici. Maintenant… Un cri retentit. Je prends conscience de ma béatitude tandis que l’instant s’échappe. La statue s’est assagie. Un long frisson me parcourt l’échine… Je sens sa main, minuscule, glisser délicatement entre mes doigts. Je ne dis mot et reste planté là, comme paralysé. Je ne ressens ni peur, ni anxiété. Je me sens bien, terriblement bien. Ma main me brûle, pourtant. Mon bras, mon épaule, puis ma poitrine s’embrasent à leur tour. Ses doigts resserrent leur étreinte. Je ne peux contrôler mon sourire car je sais qu’elle s’est enfin abandonnée, qu’elle ne regarde que moi. Pour elle aussi, plus rien ne compte. Il n’y a plus d’avant, plus d’après. Il n’y a que nous. Je revois les becos incendiaires, les toitures ocres, le Tage en éclats de lumière, les murs blanchâtres, l’infinie calçada, les rires de Bica. Je revois ses fines lèvres, ses grands yeux écarquillés, sa fragile silhouette dans l’encadrement de la porte. Elle me tire à elle, calmement, tranquillement, et pose mes mains sur ses hanches. Nous nous regardons sans mot dire. Des sourires. Juste des sourires. Il n’y a plus une once de gravité dans l’expression de son visage. Plus une once de fébrilité, en moi, lorsque mes lèvres se posent enfin sur les siennes.

XI. Ébriété

A noite

C’est un étourdissement collectif. Les anonymes d’un instant sont devenus des curiosités. Notre attention éclate en mille attraits. Des corps, des sourires, des langueurs. Sa volupté bridée par une mince étoffe pourpre, une jeune femme me lance un regard abrasif. Ses yeux fixent mon attention. Je poursuis ma marche mais ne peux m’en détourner. Je ne ressens ni gêne, ni flatterie, ni excitation. Seule m’envahit une sensation de confort et de chaleur. Mais quelque cri ou bris de verre a tôt fait de m’attirer ailleurs. Nina s’est postée à un croisement. Comme attendrie par mes maladresses et l’hésitation de ma démarche, elle lance sa main en ma direction, m’agrippe fermement le bras et me tire dans l’étroit goulot d’une rue qui me semble s’être tout juste ouverte devant nous. La multitude s’écarte sur notre passage et honore mon ivresse par ses sourires, son enthousiasme et ses chahuts. J’échange quelques mots maladroits avec un grand blond passablement éméché puis m’enfonce dans la pénombre d’un bar du choix de Nina. La voie est d’or vers le comptoir. Je fends la foule, portant peu d’attention aux cris, plaintes et éclats de rires qui bourdonnent dans mon esprit enivré. Je ne vois qu’elle, sa robe verte, son sourire et son visage soudain changé. Nulle tension sur celui-ci. Ses grands yeux curieux guident mes pas vers les nouveaux délices qui s’offrent à moi : Super Bock, aguardente, caipiroskas… Je l’enlace. Elle s’esclaffe. Je commande. Je m’oublie.

Les gorgées se succèdent et m’étourdissent. Je n’ai aucune notion de l’heure qu’il peut être. Je ne m’en soucie absolument pas, à vrai dire. Je n’ai aucune idée, non plus, du lieu où j’ai été mené. Seuls comptent les visages enjoués qui s’animent autour de moi, les sourires que l’on s’adresse, le langage commun que l’on improvise et les idées que l’on oppose les unes aux autres. Un voile tombe sur le décor lorsque l’on est ivre. Seuls les discours et les avis contraires ont une résonance dans notre esprit. Les chants à l’unisson. Les poncifs, les a-priori. La grande communion liquoreuse. On s’abandonne à ses désirs, à son orgueil, à ses fiertés. Les étreintes se font plus vives, les tensions plus franches. La chair, surtout, se fait plus désirable que jamais. On s’effleure, on se chuchote, on se flatte. Il me semble être portugais, américain, brésilien, britannique. Les barrières linguistiques s’effondrent. Ce sera bientôt à mon tour… Il me faut pourtant achever cette conversation. Dieu que ce type est ennuyant. On ne tolère bien que sa propre ébriété. Je suis tout ouïe mais mon regard est braqué sur Nina. Elle  se tient debout, face à moi, engagée dans une conversation à trois qui semble la ravir. Elle garde toutefois cet air absent qui la caractérise, un sérieux qui feint son bien-être. Les gens sérieux sont ennuyeux.

La porte du bar claque contre le mur. Le tumulte des fêtards accompagne notre sortie. L’heure est plus que tardive mais les rues du Bairro Alto sont bien loin d’être désertes. On y croise des éméchés, des égarés, des amourachés. Mélomanes, pochtrons, romantiques… Le moment est précieux. Que faire ? Céder à la fatigue et rentrer décuver ? Répondre à l’invitation de nos amis de cette heure, se faire une place dans leur joyeux cortège, et partir à la recherche d’un nouveau lieu de débauche ? La démarche hésitante, Nina force ma décision en s’éloignant du groupe. Un rapide salut général et je m’élance dans les pas de la jeune femme.