XV. Belem, rendez-vous manqué

par C. Devaux

Mosteiro dos Jeronimos

Hommes, femmes et enfants se déversent dans l’espace exigu du tram. Certains se précipitent. D’autres se laissent traîner par la foule qui les secoue et ne leur laisse guère le choix d’une place. Un rapide coup d’oeil suffit à me rassurer. Pas de personne âgée de ce côté du véhicule, ni de femme enceinte. Je ne serai pas contraint par ma politesse. Je suis bien trop fier d’être grimpé dans le 15E Praça da Figueira et d’avoir ainsi évité l’attroupement de l’arrêt de la Praça do Comércio. Quelle satisfaction d’avoir pris possession de ce siège à la force de mon anticipation. La menace d’un impotent désormais éteinte, je me redresse, animé de ces gloires de rien du tout que l’on se plaît à inscrire au panthéon des petites victoires quotidiennes, jetant mon confort au visage des tard-venus. Douce culpabilité… Le véhicule s’ébranle. Les mines sont inquiètes, les jambes fébriles. C’est un tramway moderne, dont le seul intérêt réside dans son itinéraire. Il avale les grappes de touristes en plein coeur de Lisbonne, puis les vomit quelques minutes plus tard, à Belem, quartier le plus occidental de la capitale portugaise. La plupart des visiteurs se laisse déposer sur le palier de la plus fameuse des pâtisseries du Portugal, lieu saint du petit flan à la pâte feuilletée connu sous le nom de pastéis de Belem. Une gourmandise en guise d’accueil. Une douceur au détour d’une rue, à quelques enjambées du Tage et de l’imposant et flamboyant monastère des Hiéronymites. La foule se répand contre le flanc de ce dernier et déborde sur le parc sans charme qui sépare l’édifice du fleuve. Sa silhouette alanguie brave les équilibres et ne semble jamais prendre fin. Les ombres s’agitent autour du bourlet de son transept. L’azur, d’un bleu éclatant, à peine taché de nuages, exagère encore l’impression de démesure. Je demeure immobile. L’étonnement a laissé place au malaise. Nimbé d’une lumière blanchâtre, dévoilé dans sa nudité la plus crue, le monastère a quelque chose de lugubre, presque mortifère. Exagérations manuélines et chantilly plateresque assomment sa grande carcasse qui s’étale, terrassée, sous le poids des ornements. Je m’avance le long de ses parois, tranquille et peu sensible à la surcharge décorative du bâtiment. Moi qui me trouble et frissonne pour un rien, comment se fait-il que ce fleuron de l’architecture moderne portugaise m’émeuve aussi peu ? Pourquoi cette oeuvre architecturale, pour beaucoup la plus aboutie du style manuélin, ne m’a-t-elle pas étreinte d’émotion ? Dois-je y voir l’effet du désabusement, les affres de l’habitude ? C’est bien la troisième ou quatrième fois que le monastère s’offre à moi. Il paraît grand temps que je m’offre à lui. Les visiteurs fourmillent et se rassemblent à l’entrée du bâtiment. Le pas vaillant, je m’engouffre dans la bâtisse. La file d’attente. L’attente.

L’élan brisé, l’esprit grisé, je me sens brusquement submergé d’une implacable mélancolie. Je reste planté là, au beau milieu de la file impatiente. Vague, vide, creux. La fatigue se rappelle à mon corps, se répandant dans mes jambes et mon dos et conquérant progressivement chacun de mes membres, chacune de mes articulations. Tant de pavages foulés, de bitume parcouru, d’escaliers soumis, de pentes gravies et dévalées. Ce n’est pourtant pas la meurtrissure de mes pieds et de mes genoux qui provoque cet étourdissement. La source de ma fébrilité est ailleurs. Je le sais et le sens. Chaque arrivée à Lisbonne est un choc. La rupture entre mes errances lyonnaises et mes fulgurances lisboètes est brutale. Un pas. Un seul pas sur le sol portugais et mes doutes, mes craintes et mes errements se dissipent. Seules importent les personnes et les conversations. Cette fois encore, il me semble m’être extirpé de mon linceul quotidien pour renaître au Monde. Ce n’est qu’à contretemps, tandis que mon excitation s’est tassée, que je ressens les effets de cette libération. Abasourdi par la violence de mon émancipation, je crois tituber comme tituberait un condamné à mort tout juste gracié et jeté soudainement hors les murs et les barreaux. Je ne ressens plus aucune excitation à pénétrer le monastère. Ma curiosité matinale s’est dissipée et mon attention, diluée. Tombeaux, statues et mobilier liturgique attendront, une fois de plus, une prochaine visite pour me dévoiler leurs secrets. Je n’aspire plus qu’à flâner, piétiner sous les rayons brûlants du Soleil et laisser la poésie des hommes m’envouter à nouveau, me dicter mon chemin à travers la ville, au fil des paroles et des envies. Il y a tant de visages, de voix et de corps à contempler, entendre et toucher. J’arracherai un nouvel instant de naïveté au temps qui passe, aux journées infinies de la ville blanche.