XIII. Patio Hostel
La chambre est baignée d’une lumière crue. Les minces rideaux blancs sont tour à tour soulevés en l’air puis violemment plaqués contre les bâtants ouverts de la fenêtre, dévoilant par bribes le scintillement lointain des eaux paisibles du Tage qui s’écoule sous mon regard alangui. Lascif, la plus grande partie de mon visage engoncée dans l’épais oreiller de plumes, je sens poindre en moi un semblant de volonté, bientôt réfréné par une profonde mélancolie. Le corps engourdi, je pivote tant bien que mal sur le côté de mon lit afin de me dégager de l’agitation du drap qui m’enveloppe. Un sifflement strident vient percer le bourdonnement de mon éveil. D’abord lointain, il devient presque douloureux et m’inspire une grimace. Quelques mètres sous ma fenêtre, le tram passe dans un fracas assourdissant. Son passage semble avoir éveillé la ville. Les cris des mouettes, le chahut des becos, quelques aboiements égarés me parviennent à leur tour. Ma bouche est pâteuse, mes paupières douloureuses. Je demeure étourdi d’un trop profond sommeil. Allongé sur le flanc, je distingue désormais les toitures ocres et les murs colorés de l’Alfama. Découpés par les barreaux du garde-corps de la grande fenêtre, ils se révèlent à moi en un flamboyant polyptyque. L’opulent fleuve glisse paisiblement entre les toits et les terrasses. Seule une mince ligne, d’un bleu profond, surplombe la ville et semble inonder chaque interstice de sa substance azurée. Je suis comme happé par cette toile lumineuse aux couleurs chatoyantes, cet horizon sans relief animé par la réverbération du Soleil sur les eaux tranquilles du Tage. Le dos endolori par l’inconfort de ma position, je finis par me redresser sur ma couchette. Les grincements et les craquements de la structure métallique accompagnent mon effort tandis que j’éprouve l’effet revivifiant de la course de l’air matinal sur mon torse soudain dévoilé. Je laisse échapper un long soupir. Quelque chose ne va pas. Quelque chose manque… Je revois ce baiser, cet instant d’une infinie tendresse. Chacun de ses gestes me revient avec précision. Je peux presque sentir, à nouveau, la douceur de sa nuque, la vibration de ses lèvres, la fraîcheur de ses joues contre la paume de mes mains. Je ferme les yeux et nous vois enlacés, hagards. Puis le vague, le brouillard. Ne l’ai-je donc que rêvé ? Ne fut-ce qu’un songe ? Quels indices ? Quelles preuves que tout cela a bel et bien eu lieu ? Les yeux clos, je tâtonne maladroitement autour de moi, sous l’oreiller, sur la petite table de chevet métallique… Où est passé ce foutu téléphone ? Un bruit trop familier m’apporte la réponse. Il vient de toucher le sol, éjecté du lit par un de mes gestes brusques. Je m’empresse de le ramasser et de le consulter. L’écran reste désespérément noir. Plus de batterie. Ce mystère demeurera encore quelques temps. Dépité, je me résous à glisser hors de ma couchette. L’agitation qui règne dans la rue et la vivacité des rayons de lumière qui m’enveloppent me laissent deviner l’avancement de la matinée. M’interdisant une nouvelle contemplation et décidé à ne pas perdre une minute de plus de mon escapade lisboète, j’attrape une serviette négligemment posée à même le sol et m’empresse de rejoindre la charmante petite salle d’eau commune du Patio Hostel. L’étroite fenêtre de cette dernière me refuse toute pudeur, comme si tous les regards de l’Alfama étaient invités à se délecter de ma nudité. La mélancolie a laissé place à la gêne. Une gêne amusée. Me voici nu face à la ville, le postérieur offert au Monde, une main tentant naïvement de préserver le fleuron de ma virilité des regards indiscrets, l’autre se démenant pour faire glisser le rideau défraîchi d’une cabine de douche pas moins éprouvée par le temps. Tout est dévoilé !