Circonvolutions lisboètes

Le Narrateur. Nina. Lisbonne.

Mois : mars, 2014

XIII. Patio Hostel

Alfama Patio Hostel

La chambre est baignée d’une lumière crue. Les minces rideaux blancs sont tour à tour soulevés en l’air puis violemment plaqués contre les bâtants ouverts de la fenêtre, dévoilant par bribes le scintillement lointain des eaux paisibles du Tage qui s’écoule sous mon regard alangui. Lascif, la plus grande partie de mon visage engoncée dans l’épais oreiller de plumes, je sens poindre en moi un semblant de volonté, bientôt réfréné par une profonde mélancolie. Le corps engourdi, je pivote tant bien que mal sur le côté de mon lit afin de me dégager de l’agitation du drap qui m’enveloppe. Un sifflement strident vient percer le bourdonnement de mon éveil. D’abord lointain, il devient presque douloureux et m’inspire une grimace. Quelques mètres sous ma fenêtre, le tram passe dans un fracas assourdissant. Son passage semble avoir éveillé la ville. Les cris des mouettes, le chahut des becos, quelques aboiements égarés me parviennent à leur tour. Ma bouche est pâteuse, mes paupières douloureuses. Je demeure étourdi d’un trop profond sommeil. Allongé sur le flanc, je distingue désormais les toitures ocres et les murs colorés de l’Alfama. Découpés par les barreaux du garde-corps de la grande fenêtre, ils se révèlent à moi en un flamboyant polyptyque. L’opulent fleuve glisse paisiblement entre les toits et les terrasses. Seule une mince ligne, d’un bleu profond, surplombe la ville et semble inonder chaque interstice de sa substance azurée. Je suis comme happé par cette toile lumineuse aux couleurs chatoyantes, cet horizon sans relief animé par la réverbération du Soleil sur les eaux tranquilles du Tage. Le dos endolori par l’inconfort de ma position, je finis par me redresser sur ma couchette. Les grincements et les craquements de la structure métallique accompagnent mon effort tandis que j’éprouve l’effet revivifiant de la course de l’air matinal sur mon torse soudain dévoilé. Je laisse échapper un long soupir. Quelque chose ne va pas. Quelque chose manque… Je revois ce baiser, cet instant d’une infinie tendresse. Chacun de ses gestes me revient avec précision. Je peux presque sentir, à nouveau, la douceur de sa nuque, la vibration de ses lèvres, la fraîcheur de ses joues contre la paume de mes mains. Je ferme les yeux et nous vois enlacés, hagards. Puis le vague, le brouillard. Ne l’ai-je donc que rêvé ? Ne fut-ce qu’un songe ? Quels indices ? Quelles preuves que tout cela a bel et bien eu lieu ? Les yeux clos, je tâtonne maladroitement autour de moi, sous l’oreiller, sur la petite table de chevet métallique… Où est passé ce foutu téléphone ? Un bruit trop familier m’apporte la réponse. Il vient de toucher le sol, éjecté du lit par un de mes gestes brusques. Je m’empresse de le ramasser et de le consulter. L’écran reste désespérément noir. Plus de batterie. Ce mystère demeurera encore quelques temps. Dépité, je me résous à glisser hors de ma couchette. L’agitation qui règne dans la rue et la vivacité des rayons de lumière qui m’enveloppent me laissent deviner l’avancement de la matinée. M’interdisant une nouvelle contemplation et décidé à ne pas perdre une minute de plus de mon escapade lisboète, j’attrape une serviette négligemment posée à même le sol  et m’empresse de rejoindre la charmante petite salle d’eau commune du Patio Hostel. L’étroite fenêtre de cette dernière me refuse toute pudeur, comme si tous les regards de l’Alfama étaient invités à se délecter de ma nudité. La mélancolie a laissé place à la gêne. Une gêne amusée. Me voici nu face à la ville, le postérieur offert au Monde, une main tentant naïvement de préserver le fleuron de ma virilité des regards indiscrets, l’autre se démenant pour faire glisser le rideau défraîchi d’une cabine de douche pas moins éprouvée par le temps. Tout est dévoilé !

XII. L’ivresse d’un baiser

J’ai beau tituber et ricaner, c’est paisiblement que nous entamons la descente de la Rua Garrett. A Brasileira s’est libérée de ses parasites et Pessoa semble avoir repris vie à la lueur des réverbères. Ses traits se déforment tandis que je plisse naïvement les yeux pour renforcer ma concentration. La rumeur des ruelles s’étouffe progressivement. Nous croisons quelques grappes de jeunes gens arpentant les rues du Chiado à la recherche de distributeurs de billets, de taxis ou d’amis égarés. Ils s’éparpillent. Certains s’élancent à la poursuite de camarades les ayant devancés dans l’ascension des boyaux de Bairro Alto. D’autres déambulent, enlacés. Je m’arrête quelques instants pour apprécier le ballet, le spectacle de ces danseurs maladroits entrainés dans une chorégraphie que l’ivresse, la chaleur et les cahots de la rue ont composée pour eux. Je me tiens fixe, les mains enfoncées dans les poches, le sourire figé. Il est de ces instants rares quand tout semble limpide. Chaque personne. Chaque éclat de voix. Les errances ne nous ont pas quittées, elles se sont simplement faites un peu moins bruyantes. L’air du soir vient soulever nos cheveux, sécher nos lèvres, caresser nos joues. Des silhouettes glissent entre les avinés et les amants qui multiplient entrechats et gargouillades pour se hisser jusqu’aux ruelles les plus animées. Mon attention se fixe sur la statue glorieuse de Luis de Camoes, isolée au centre de la place. Elle aussi semble se laisser aller à quelque danse disgracieuse… Je détourne mon regard vers le ciel, vexé par les tromperies de ma vue. L’immense toile azurée est tachée de points lumineux dont l’éclat est à peine altéré par le halo orangé de la ville incandescente. Je ferme les yeux. Le temps se fige. Je ne sens que la brise. Ici. Maintenant… Un cri retentit. Je prends conscience de ma béatitude tandis que l’instant s’échappe. La statue s’est assagie. Un long frisson me parcourt l’échine… Je sens sa main, minuscule, glisser délicatement entre mes doigts. Je ne dis mot et reste planté là, comme paralysé. Je ne ressens ni peur, ni anxiété. Je me sens bien, terriblement bien. Ma main me brûle, pourtant. Mon bras, mon épaule, puis ma poitrine s’embrasent à leur tour. Ses doigts resserrent leur étreinte. Je ne peux contrôler mon sourire car je sais qu’elle s’est enfin abandonnée, qu’elle ne regarde que moi. Pour elle aussi, plus rien ne compte. Il n’y a plus d’avant, plus d’après. Il n’y a que nous. Je revois les becos incendiaires, les toitures ocres, le Tage en éclats de lumière, les murs blanchâtres, l’infinie calçada, les rires de Bica. Je revois ses fines lèvres, ses grands yeux écarquillés, sa fragile silhouette dans l’encadrement de la porte. Elle me tire à elle, calmement, tranquillement, et pose mes mains sur ses hanches. Nous nous regardons sans mot dire. Des sourires. Juste des sourires. Il n’y a plus une once de gravité dans l’expression de son visage. Plus une once de fébrilité, en moi, lorsque mes lèvres se posent enfin sur les siennes.