IX. Le quartier haut

Praça Luis de Camoes

Les corps sont secoués, renversés.  Ils se heurtent et provoquent des sourires gênés. Je suis appuyé contre le fond du tramway et je regarde les gens danser. À l’autre extrémité du véhicule, un petit groupe d’adolescents entoure le conducteur, l’assaillant de questions posées dans un portugais plus qu’approximatif. Leurs mots importent peu. Leur engouement et la curiosité qui anime leurs regards portent bien plus que leurs voix. À combien de dizaines, de centaines, de milliers de visiteurs a-t-il tenté de répondre ? Comme s’il n’était pas déjà assez occupé à maltraiter ses trop nombreuses manettes, à engueuler la machine récalcitrante, à jouer le jeu des voyageurs par son pilotage… énergique. Il braque soudain. Peu importe les personnes mal installées ou les négligents, comme moi, qui se prélassent. Mon visage se transforme ridiculement, pincé d’effroi, tandis que je m’écrase sur la vitre qui sépare la plateforme du fond des derniers sièges. La tranquillité de Nina s’est muée en inquiétude. Je fais mon possible pour ne pas perdre la face mais mes efforts rendent l’expression de mon visage encore plus ridicule. Nous éclatons de rire. L’amas d’impatients qui s’est levé puis rué vers la porte ne nous laisse toutefois pas le temps de jouir de la situation. Nous sommes comme éjectés du tramway et nous retrouvons, encore ricanants, sur le pavage de la rua Paiva de Andrada. Le regard de Nina pétille. Je fais fi de la douleur et m’élance à ses côtés en direction de la rua Garrett. A Brasileira y vomit une nuée de touristes. Je les regarde avec dédain et me lamente du spectacle qu’ils offrent, oubliant une nouvelle fois que rien, à première vue, ne me distingue d’eux. Mon agacement est vite étouffé par un attrait soudain. Les formes qui se détachent sous mes pieds ont éveillé ma curiosité. La mosaïque composée par les pavés bleus et blancs est comme animée par la course des passants. Leurs enjambées découpent l’ouvrage et il me faut m’éloigner de quelques pas de la foule pour apprécier l’ondoiement des figures. Nina les as trop souvent observés pour y prêter une fois de plus attention. Amusée par mon enthousiasme, elle me sourit et m’invite à la suivre d’un léger mouvement de tête. Sans un mot, nous remontons le largo do Chiado, passons sans nous arrêter devant le décor urbain de l’Igreja dos Italianos puis pénétrons sur la Praça Luis de Camões.

Le décor du pavage laisse apparaître de grands arcs bleutés qui ceignent le décor de la place, succession de losanges et d’étoiles grimpant jusqu’à l’imposante statue du poète. Une douzaine de bancs est disposée tout autour de la place. Dans le coin le plus haut, une série de tables et de chaises entourent un petit kiosque de fonte et de fer. Nous nous asseyons. Nina tire son portable de sa poche tandis que je me plonge dans mon guide, à la recherche d’une adresse qui correspondra à nos goûts et à notre humeur. Elle m’avoue son peu d’appétit. Je gémis de dépit, renonçant au copieux repas que j’avais fantasmé depuis notre départ du Panthéon. Il me faudra me satisfaire d’un prego no pão commandé et avalé en vitesse dans la rue. La lecture de la critique dithyrambique du Bicaense Bar atténue ma frustration. La lumière se fait moins vive sur la ville. La fraîcheur du crépuscule est un bonheur après tant de rues, d’impasses et d’escaliers parcourus. Le peu de répit que nous nous sommes offert n’a pourtant d’égal que la somme des beautés qui se sont livrées à ma contemplation. Le voile de la nuit tombe progressivement sur Lisbonne. L’air s’électrise.