XI. Ébriété

par C. Devaux

A noite

C’est un étourdissement collectif. Les anonymes d’un instant sont devenus des curiosités. Notre attention éclate en mille attraits. Des corps, des sourires, des langueurs. Sa volupté bridée par une mince étoffe pourpre, une jeune femme me lance un regard abrasif. Ses yeux fixent mon attention. Je poursuis ma marche mais ne peux m’en détourner. Je ne ressens ni gêne, ni flatterie, ni excitation. Seule m’envahit une sensation de confort et de chaleur. Mais quelque cri ou bris de verre a tôt fait de m’attirer ailleurs. Nina s’est postée à un croisement. Comme attendrie par mes maladresses et l’hésitation de ma démarche, elle lance sa main en ma direction, m’agrippe fermement le bras et me tire dans l’étroit goulot d’une rue qui me semble s’être tout juste ouverte devant nous. La multitude s’écarte sur notre passage et honore mon ivresse par ses sourires, son enthousiasme et ses chahuts. J’échange quelques mots maladroits avec un grand blond passablement éméché puis m’enfonce dans la pénombre d’un bar du choix de Nina. La voie est d’or vers le comptoir. Je fends la foule, portant peu d’attention aux cris, plaintes et éclats de rires qui bourdonnent dans mon esprit enivré. Je ne vois qu’elle, sa robe verte, son sourire et son visage soudain changé. Nulle tension sur celui-ci. Ses grands yeux curieux guident mes pas vers les nouveaux délices qui s’offrent à moi : Super Bock, aguardente, caipiroskas… Je l’enlace. Elle s’esclaffe. Je commande. Je m’oublie.

Les gorgées se succèdent et m’étourdissent. Je n’ai aucune notion de l’heure qu’il peut être. Je ne m’en soucie absolument pas, à vrai dire. Je n’ai aucune idée, non plus, du lieu où j’ai été mené. Seuls comptent les visages enjoués qui s’animent autour de moi, les sourires que l’on s’adresse, le langage commun que l’on improvise et les idées que l’on oppose les unes aux autres. Un voile tombe sur le décor lorsque l’on est ivre. Seuls les discours et les avis contraires ont une résonance dans notre esprit. Les chants à l’unisson. Les poncifs, les a-priori. La grande communion liquoreuse. On s’abandonne à ses désirs, à son orgueil, à ses fiertés. Les étreintes se font plus vives, les tensions plus franches. La chair, surtout, se fait plus désirable que jamais. On s’effleure, on se chuchote, on se flatte. Il me semble être portugais, américain, brésilien, britannique. Les barrières linguistiques s’effondrent. Ce sera bientôt à mon tour… Il me faut pourtant achever cette conversation. Dieu que ce type est ennuyant. On ne tolère bien que sa propre ébriété. Je suis tout ouïe mais mon regard est braqué sur Nina. Elle  se tient debout, face à moi, engagée dans une conversation à trois qui semble la ravir. Elle garde toutefois cet air absent qui la caractérise, un sérieux qui feint son bien-être. Les gens sérieux sont ennuyeux.

La porte du bar claque contre le mur. Le tumulte des fêtards accompagne notre sortie. L’heure est plus que tardive mais les rues du Bairro Alto sont bien loin d’être désertes. On y croise des éméchés, des égarés, des amourachés. Mélomanes, pochtrons, romantiques… Le moment est précieux. Que faire ? Céder à la fatigue et rentrer décuver ? Répondre à l’invitation de nos amis de cette heure, se faire une place dans leur joyeux cortège, et partir à la recherche d’un nouveau lieu de débauche ? La démarche hésitante, Nina force ma décision en s’éloignant du groupe. Un rapide salut général et je m’élance dans les pas de la jeune femme.