X. Bica

Bica #1

Nina se love dans un confortable fauteuil rose molletonné. Ses lèvres enserrent délicatement son verre tandis que les vaguelettes pourpres du Martini viennent s’abîmer sur l’embrasure de sa bouche. Sa longue chevelure s’écoule en une cascade blonde rendue ocre par l’obscurité puis se brise sur ses délicates épaules. Son visage est tourné vers l’entrée du Bicaense Café et je ne peux m’empêcher de fixer la courbe de son cou, la douceur de sa nuque. Mon regard alangui glisse le long de l’échancrure de sa robe, serpente au fil des plis du tissu, s’arrête à peine sur les heurts gracieux de sa poitrine puis dévale jusqu’au croisement de ses jambes. Ses cuisses à peine dévoilées et ses mollets exquis se croisent et se frottent dans une lascive chorégraphie. Quelques gorgées de rhum attisent mon désir. Une maladresse, quelques gouttes renversées sur ma chemise et un mouvement subit de Nina suffisent à m’arracher à mes contemplations. Le sourire qu’elle m’adresse a tôt fait de transformer mon inquiétude en tendresse. Faisant mine de ne pas avoir noté mon gêne, elle m’épargne le malaise d’un silence en me remerciant de lui avoir fait découvrir un lieu dont elle n’avait pas la connaissance. Mon trouble se dilue rapidement dans les conversations passionnées et passionnantes que nous engageons. Je ne sais par quel cheminement nous sommes amenés à aborder le sujet de la décolonisation de l’Afrique noire, ici, à Lisbonne, dans un bar tout ce qu’il y a de plus branché, un énième verre à la main, entourés de personnages flous qui ne font que rouler des yeux et des hanches. À vrai dire, beaucoup de choses m’échappent à ce moment de la soirée. L’alcool embrase mes sens et noue mon raisonnement. Soudain, Nina se lève, probablement blasée par un des mes énièmes circonvolutions, et m’invite à la suivre vers la sortie. Quelque peu décontenancé par l’impétuosité du mouvement, je balbutie quelques mots pour conclure ma phrase, avale le fond de mon verre d’une gorgée et emboîte son pas. Je ne perçois toutefois aucun agacement dans l’expression de son visage. Toujours la même paix, la même tranquillité. Nous fendons la foule compacte qui s’est agglutinée le long du bar. Il me semblait, pourtant, que nous étions seuls au Monde.

La nuit est tombée depuis plusieurs heures sur Lisbonne. Les enseignes criardes des bars illuminent le pavage de la rue da Bica de Duarte Belo. Beats nerveux et mélodies jazzy se mêlent et se déversent dans la pente. Le funiculaire en sommeil domine l’horizon. Il est entouré de noctambules chics qui traînent leur enthousiasme de part et d’autre de la chaussée. Jeunes femmes coquettes et ravissants petits bourgeois sirotent mojitos et autres caipiroskas dans la douceur de la soirée. Une légère brise agite les mèches et les franges de la jeunesse branchée de la Ville blanche. De temps en temps, l’errance de quelque touriste mal fagoté rompt l’uniformité de la foule. Nina, quant à elle, ne dépareille pas dans cet attroupement apprêté, mais la délicatesse de sa démarche et la lenteur de ses gestes lui confèrent une apesanteur que l’agitation des mondains ne saurait lui faire quitter. La séduction du dépaysement ne fait plus son office sur le regard que je porte sur mes congénères. Satanés spiritueux. Cet enchevêtrement de manières, de postures et de polices n’existe peut-être, en fin de compte, que dans le jugement hautain, fortement imbibé, que je porte sur ces anonymes. Il demeure pourtant quelque chose de rassurant, presque de maternel, dans ces mondanités. Sont-ce les fripes qui pendent des fenêtres dominant la rue et qui donnent à cette dernière l’aspect d’une longiligne salle de jeux dans laquelle s’excitent, sous le regard paternel, petits garçons et petites filles ? Sont-ce les éclats de rire, les regards embués, les étreintes fraternelles ? Sont-ce les courbes délicieuses, à peine voilées par les étoffes légères, qui s’offrent à mon regard ? Je déambule. Nina m’attrape par la main et me tire joyeusement à elle. Je manque de trébucher et de m’écrouler sur les pavés rendus humides par les flots de boissons renversées. Je m’esclaffe. On en fait autant autour de moi. Quel idiot.