Circonvolutions lisboètes

Le Narrateur. Nina. Lisbonne.

Catégorie: Fragments

XVI. Ondoiements

IMG_20140603_170936

La promenade se dissipe à l’horizon. Elle n’est que bitume et graviers. À intervalles plus ou moins réguliers, quelques vieux bancs accueillent, face au Tage, coureurs affalés et couples enlacés. Marcheurs ou cyclistes avancent en silence, portés par l’écho des clapotis et les plaintes de la brise. Le fleuve est paisible, à peine troublé par le passage de rares embarcations fendant nonchalamment la nappe bleutée. Ma démarche est tout aussi tranquille. Aux errements succède l’errance. Je ne suis plus cette encombrante et intrusive figure figée au beau milieu des personnes et des choses. Le corps s’est déployé. Il écrase l’esprit, l’inertie de la pensée, l’immobilisme des intentions et des questionnements. Il s’élance et frissonne, transpire, se crispe et se libère à nouveau. J’avance lentement en fixant les courbes des rives de Porto Brandão qui ondulent dans la lumière vive de la pleine journée. Mon crâne est enchâssé entre les deux confortables coussinets de mon casque audio. Les premières notes s’écoulent, douces et érotiques. Tout est transformé.

Il me faudra trois bons quarts d’heure de marche pour rejoindre le coeur de la ville. Le trajet est peu inspirant, la promenade creusant son sillon entre la berge dépouillée et une ligne de friches industrielles. Elle se pare, toutefois, de curieux ornements. Des formes se croisent, s’évitent, me dépassent, s’arrêtent puis reprennent leur mouvement. Leur danse est absurde, déstructurée, se montre presque menaçante. Il est toutefois quelque chose de délicieux et de terriblement envoûtant dans leur chorégraphie. C’est une toile qui se peint sous mes yeux, un tableau dont les limites de mon regard sont le seul cadre. C’est une effusion de couleurs, un foisonnement de taches de lumières qui contraste violemment avec les teintes grisâtres de la berme et s’agite au gré de la mélodie qui m’enchante et m’étourdit. Les harmonies m’enveloppent et semblent prendre corps dans ces éclaboussures, ces teintes anarchiques. Je ne peux contenir mon sourire, expression d’un inattendu bien-être. Le moment est parfait. Je contemple la souillure magnifique de mon horizon et poursuit mon chemin, alangui. Le morceau s’achève. Avec le silence se dévoilent de nouvelles formes, plus figuratives. Ce qui n’était encore il y a un instant que de vagues halos colorés se tord et s’étire pour laisser apparaître une multitude de corps et de visages. Tous me paraissent étrangement familiers. J’abaisse mon casque et le positionne sur ma nuque. Le murmure des conversations, le tumulte de la ville, encore lointaine, et les criailleries des mouettes. Mon pas est léger. C’est le pas des hommes qui ne pensent pas, ou ne pensent plus, ou refusent de penser. C’est le pas de ceux qui nous sont étrangers et se meuvent sous nos yeux mais hors de notre conscience. Je m’écoule sur le bitume. Je ne suis plus que mouvement. Suis-je animé d’un sentiment si inédit que sa seule épreuve a annihilé toute intention de comprendre, toute velléité intellectuelle ? Peu importe la nature de ce sentiment – ou n’est-ce qu’une sensation ? – cet instant est infini. Le temps lui-même semble s’être dilué dans mon ivresse, comme terrassé par l’euphorie.

À mes côtés, le Tage se prélasse. Sa nonchalance est une provocation à la ville blanche. Les tressaillements de la cité se fracassent contre les cristaux de l’onde impassible du fleuve. L’oeil du promeneur n’appréhende toutefois rien de la violence qui le compose. Partout, en son sein, les courants s’y affrontent et s’entraînent, enlacés, fuyant vers l’avant en une seule et même existence. Et nous n’en voyons que la surface bleutée et l’écume qui la constelle. Le vénérable ne nous laisse apprécier que la quiétude de son apparat. Une frêle embarcation fend les flots, des étincelles blanchâtres crépitant et fouettant la coque bringuebalée. La silhouette disparaît aussi vite qu’elle est apparue et quelques timides remous suffisent à effacer toute trace des tourments provoqués. Au loin, les plis céruléens du Tage s’écrasent en une mince ligne turquoise contre les drapés verdâtres de la rive, tandis que le pont du 25 avril barbouille le paysage de son ombre qui se décompose au gré des brisures et des courbes du relief. Plus haut dans le ciel, des oiseaux immaculés virevoltent en grappes au-dessus des vaguelettes azurées et opposent à la léthargie de la rivière la vigueur de leurs arabesques. Je pourrais demeurer des heures face à ce décor, immobile, pour éviter d’en altérer la perfection. Mais je suis mû par mon allégresse et poursuis mon chemin, réarrangeant à chaque nouveau pas les perspectives, les proportions et les tracés du tableau qu’il m’est donné de contempler. Je suis presque sous le pont et peux désormais distinguer les formes et les couleurs des automobiles qui filent en vociférant d’un bout à l’autre de l’imposante structure métallique. Leur bourdonnement a fait taire le chant des eaux et les visages des passants qui m’entourent s’animent mais ne produisent pas le moindre son. Chacun y va de sa gesticulation. Le spectacle est si absurde qu’il en devient presque inquiétant. Les sourires se défont, les regards se font plus sombres et les enjambées plus vives. Vrombissements de moteurs, sirènes de navires, alarmes et autres coups de klaxons résonnent entre les amas de tôles, les containers et les bâtiments sinistres qui ne s’effacent que pour laisser apparaître l’avenida Brasilia et son flux continu de camions et de voitures. Une percée dans la muraille de béton et d’acier permet soudain d’entrevoir les premières pentes de la ville. Lisbonne semble jaillir du sol. Les toitures orangées embrasent les faîtes des hangars qui paraissent ployer sous la masse opalescente. Je serai bientôt sur la place du Commerce, nimbé de la lumière crue du Soleil lisboète, écrasé par sa chaleur. Partout on s’agitera, et je me glisserai une fois de plus dans la marée humaine, fébrile mais rasséréné par ma fugace évasion. Puis le Soleil se retirera et Belem, le pont et la rive ne seront plus qu’une idée vague et le Tage une étendue noire et silencieuse. Le désir d’autrui consumera mon corps fatigué et il me faudra dès lors grimper, encore et encore, pour vivre davantage.

XV. Belem, rendez-vous manqué

Mosteiro dos Jeronimos

Hommes, femmes et enfants se déversent dans l’espace exigu du tram. Certains se précipitent. D’autres se laissent traîner par la foule qui les secoue et ne leur laisse guère le choix d’une place. Un rapide coup d’oeil suffit à me rassurer. Pas de personne âgée de ce côté du véhicule, ni de femme enceinte. Je ne serai pas contraint par ma politesse. Je suis bien trop fier d’être grimpé dans le 15E Praça da Figueira et d’avoir ainsi évité l’attroupement de l’arrêt de la Praça do Comércio. Quelle satisfaction d’avoir pris possession de ce siège à la force de mon anticipation. La menace d’un impotent désormais éteinte, je me redresse, animé de ces gloires de rien du tout que l’on se plaît à inscrire au panthéon des petites victoires quotidiennes, jetant mon confort au visage des tard-venus. Douce culpabilité… Le véhicule s’ébranle. Les mines sont inquiètes, les jambes fébriles. C’est un tramway moderne, dont le seul intérêt réside dans son itinéraire. Il avale les grappes de touristes en plein coeur de Lisbonne, puis les vomit quelques minutes plus tard, à Belem, quartier le plus occidental de la capitale portugaise. La plupart des visiteurs se laisse déposer sur le palier de la plus fameuse des pâtisseries du Portugal, lieu saint du petit flan à la pâte feuilletée connu sous le nom de pastéis de Belem. Une gourmandise en guise d’accueil. Une douceur au détour d’une rue, à quelques enjambées du Tage et de l’imposant et flamboyant monastère des Hiéronymites. La foule se répand contre le flanc de ce dernier et déborde sur le parc sans charme qui sépare l’édifice du fleuve. Sa silhouette alanguie brave les équilibres et ne semble jamais prendre fin. Les ombres s’agitent autour du bourlet de son transept. L’azur, d’un bleu éclatant, à peine taché de nuages, exagère encore l’impression de démesure. Je demeure immobile. L’étonnement a laissé place au malaise. Nimbé d’une lumière blanchâtre, dévoilé dans sa nudité la plus crue, le monastère a quelque chose de lugubre, presque mortifère. Exagérations manuélines et chantilly plateresque assomment sa grande carcasse qui s’étale, terrassée, sous le poids des ornements. Je m’avance le long de ses parois, tranquille et peu sensible à la surcharge décorative du bâtiment. Moi qui me trouble et frissonne pour un rien, comment se fait-il que ce fleuron de l’architecture moderne portugaise m’émeuve aussi peu ? Pourquoi cette oeuvre architecturale, pour beaucoup la plus aboutie du style manuélin, ne m’a-t-elle pas étreinte d’émotion ? Dois-je y voir l’effet du désabusement, les affres de l’habitude ? C’est bien la troisième ou quatrième fois que le monastère s’offre à moi. Il paraît grand temps que je m’offre à lui. Les visiteurs fourmillent et se rassemblent à l’entrée du bâtiment. Le pas vaillant, je m’engouffre dans la bâtisse. La file d’attente. L’attente.

L’élan brisé, l’esprit grisé, je me sens brusquement submergé d’une implacable mélancolie. Je reste planté là, au beau milieu de la file impatiente. Vague, vide, creux. La fatigue se rappelle à mon corps, se répandant dans mes jambes et mon dos et conquérant progressivement chacun de mes membres, chacune de mes articulations. Tant de pavages foulés, de bitume parcouru, d’escaliers soumis, de pentes gravies et dévalées. Ce n’est pourtant pas la meurtrissure de mes pieds et de mes genoux qui provoque cet étourdissement. La source de ma fébrilité est ailleurs. Je le sais et le sens. Chaque arrivée à Lisbonne est un choc. La rupture entre mes errances lyonnaises et mes fulgurances lisboètes est brutale. Un pas. Un seul pas sur le sol portugais et mes doutes, mes craintes et mes errements se dissipent. Seules importent les personnes et les conversations. Cette fois encore, il me semble m’être extirpé de mon linceul quotidien pour renaître au Monde. Ce n’est qu’à contretemps, tandis que mon excitation s’est tassée, que je ressens les effets de cette libération. Abasourdi par la violence de mon émancipation, je crois tituber comme tituberait un condamné à mort tout juste gracié et jeté soudainement hors les murs et les barreaux. Je ne ressens plus aucune excitation à pénétrer le monastère. Ma curiosité matinale s’est dissipée et mon attention, diluée. Tombeaux, statues et mobilier liturgique attendront, une fois de plus, une prochaine visite pour me dévoiler leurs secrets. Je n’aspire plus qu’à flâner, piétiner sous les rayons brûlants du Soleil et laisser la poésie des hommes m’envouter à nouveau, me dicter mon chemin à travers la ville, au fil des paroles et des envies. Il y a tant de visages, de voix et de corps à contempler, entendre et toucher. J’arracherai un nouvel instant de naïveté au temps qui passe, aux journées infinies de la ville blanche.

XIV. L’oiseau qui chante

Sé

Lisbonne chatoie sous mes yeux, ondoyant entre le drapé du Tage et les courbes généreuses des sept collines qui l’étreignent. Castelo, São Vicente, São Roque, Santo André, Santa Catalina, Chagas, Sant’Ana. Ampoulées, alanguies, bienveillantes. Par delà le pont du 25 avril se répandent les plaines de Setubal et de l’Alentejo. Belem se dérobe à mon regard, préservée du tumulte par les dernières pentes de la cité avant les flots paisibles du fleuve. La praça do Comercio resplendit, figée dans son écrin lumineux. La rua Augusta s’en extirpe, grouillant de silhouettes en grappes qui glissent avec langueur au fil du pavage monochrome. Il me semble avoir assisté à ce spectacle tant de fois déjà. Cette rumeur qui emplit chaque place, chaque rue, chaque recoin de la ville et vous happe, quelle que soit votre humeur et vos intentions. C’est un doux vrombissement, un ronronnement permanent, un bourdonnement sans fin . Je me tiens debout, tranquille, appuyé contre la muraille. La ville basse ressuscite. Les volets claquent aux murs, les rideaux s’écartent. Des individus sans visage se suivent et se croisent, engoncés dans leurs austères tenues, bridés par leurs uniformes. Ils défilent, l’air grave, insensibles au murmure de leur hôte en éveil. Les geignards des caniveaux, les vendeurs de journaux, les épuisés, les égarés, nul ne peut les détourner de leur destin de ce jour. Puis il y a cette silhouette, obscure, cette ombre qui prend vie en cessant son mouvement. L’homme, filiforme, se tient fixe, les bras pendus le long du corps, les jambes collées l’une à l’autre pour ne former qu’un seul trait, une ligne noire découpant la façade immaculée. Le haut de son corps s’incline lentement vers le ciel et je peux distinguer son visage, désormais offert à la lumière. Tout autour de lui, le mouvement, le flot des ombres, la foule qui s’écarte pour ne pas le heurter. Je peux presque entendre les plaintes, les injures et les rires moqueurs. Il s’élance à nouveau.

La vie s’écoule et je la regarde filer. Je demeure sur ses rives, contemplatif, ébahi par sa vigueur. Le baiser de Nina ne semble déjà qu’un fantasme, une volute de fumée dispersée au gré des vents. Ne fut-ce qu’un rêve ? Un égarement ? Je peux presque sentir, pourtant, le sucre de ses lèves sur ma bouche. Non. Je connais trop cette sensation. Je sais toute la puissance d’un premier baiser, la douceur de l’abandon, lorsque tout, autour de nous, prend sens. Lorsque les sons et les odeurs s’agitent soudainement, se mêlent et vous bercent. C’est une minuscule portion de temps qui dure toute une vie. Toute une vie. Une joie lancinante, un enchantement dont on ne se défait jamais réellement. Il suffit parfois d’un effleurement. Une caresse pour balayer tous les maux et vivre à nouveau. Ces hommes et ces femmes que j’observe depuis mon promontoire, tous sans exception ont été embrassés, enlacés, tenus par la main. Je pense à leurs soupirs, à leurs frémissements. Je dessine leurs visages que je larde de grands sourires. La chaleur de l’aube sur ma peau et le bruissement des feuillages ont tôt fait de m’infliger le même châtiment.

C’est d’un pas décidé que j’entame la descente vers la ville basse. Je dépasse une série d’étals négligemment installés à quelques pas de la Sé. Une grosse femme aux cheveux gras agite un poisson défraîchi au-dessus de sa vilaine tête en interpellant bruyamment les fidèles aux poches tintantes qui émergent de l’édifice. Un barbu dépenaillé s’affale sur des bacs remplis de légumes terreux et invite les passants à faire une halte devant sa marchandise. Une jeune fille m’alpague, une botte de poireaux à la main. De longs cheveux blonds ruissellent le long de sa nuque. Les courbes de son corps, voluptueuses, en feraient défaillir plus d’un. Ce doux maléfice n’a pourtant pas d’emprise sur moi. Ni la langueur de ses arabesques, ni la teinte rosée de ses fossettes ne me détourneront de mon chemin. Non, Mademoiselle, n’insistez pas, je ne veux pas de vos poireaux… Quelques pas de plus me suffisent à dépasser la courbe du largo da Sé. Le largo Madalena. La ville basse enfin, agitée, assourdissante. Son souffle chaud caresse mon visage. Son hurlement m’étourdit. Je marque une pause pour humer une dernière fois cette atmosphère si singulière. La cité sera bientôt pleinement éveillée, offerte à mes indiscrétions. Fixe sur l’arrête du trottoir, les mains enfoncées dans les poches, je me tiens face au long corridor de la rua da Conceição, prêt à me laisser emporter par mon impétuosité de ce jour… « Não é porque o passarinho estar na gaiola que o impede de cantar ».

XIII. Patio Hostel

Alfama Patio Hostel

La chambre est baignée d’une lumière crue. Les minces rideaux blancs sont tour à tour soulevés en l’air puis violemment plaqués contre les bâtants ouverts de la fenêtre, dévoilant par bribes le scintillement lointain des eaux paisibles du Tage qui s’écoule sous mon regard alangui. Lascif, la plus grande partie de mon visage engoncée dans l’épais oreiller de plumes, je sens poindre en moi un semblant de volonté, bientôt réfréné par une profonde mélancolie. Le corps engourdi, je pivote tant bien que mal sur le côté de mon lit afin de me dégager de l’agitation du drap qui m’enveloppe. Un sifflement strident vient percer le bourdonnement de mon éveil. D’abord lointain, il devient presque douloureux et m’inspire une grimace. Quelques mètres sous ma fenêtre, le tram passe dans un fracas assourdissant. Son passage semble avoir éveillé la ville. Les cris des mouettes, le chahut des becos, quelques aboiements égarés me parviennent à leur tour. Ma bouche est pâteuse, mes paupières douloureuses. Je demeure étourdi d’un trop profond sommeil. Allongé sur le flanc, je distingue désormais les toitures ocres et les murs colorés de l’Alfama. Découpés par les barreaux du garde-corps de la grande fenêtre, ils se révèlent à moi en un flamboyant polyptyque. L’opulent fleuve glisse paisiblement entre les toits et les terrasses. Seule une mince ligne, d’un bleu profond, surplombe la ville et semble inonder chaque interstice de sa substance azurée. Je suis comme happé par cette toile lumineuse aux couleurs chatoyantes, cet horizon sans relief animé par la réverbération du Soleil sur les eaux tranquilles du Tage. Le dos endolori par l’inconfort de ma position, je finis par me redresser sur ma couchette. Les grincements et les craquements de la structure métallique accompagnent mon effort tandis que j’éprouve l’effet revivifiant de la course de l’air matinal sur mon torse soudain dévoilé. Je laisse échapper un long soupir. Quelque chose ne va pas. Quelque chose manque… Je revois ce baiser, cet instant d’une infinie tendresse. Chacun de ses gestes me revient avec précision. Je peux presque sentir, à nouveau, la douceur de sa nuque, la vibration de ses lèvres, la fraîcheur de ses joues contre la paume de mes mains. Je ferme les yeux et nous vois enlacés, hagards. Puis le vague, le brouillard. Ne l’ai-je donc que rêvé ? Ne fut-ce qu’un songe ? Quels indices ? Quelles preuves que tout cela a bel et bien eu lieu ? Les yeux clos, je tâtonne maladroitement autour de moi, sous l’oreiller, sur la petite table de chevet métallique… Où est passé ce foutu téléphone ? Un bruit trop familier m’apporte la réponse. Il vient de toucher le sol, éjecté du lit par un de mes gestes brusques. Je m’empresse de le ramasser et de le consulter. L’écran reste désespérément noir. Plus de batterie. Ce mystère demeurera encore quelques temps. Dépité, je me résous à glisser hors de ma couchette. L’agitation qui règne dans la rue et la vivacité des rayons de lumière qui m’enveloppent me laissent deviner l’avancement de la matinée. M’interdisant une nouvelle contemplation et décidé à ne pas perdre une minute de plus de mon escapade lisboète, j’attrape une serviette négligemment posée à même le sol  et m’empresse de rejoindre la charmante petite salle d’eau commune du Patio Hostel. L’étroite fenêtre de cette dernière me refuse toute pudeur, comme si tous les regards de l’Alfama étaient invités à se délecter de ma nudité. La mélancolie a laissé place à la gêne. Une gêne amusée. Me voici nu face à la ville, le postérieur offert au Monde, une main tentant naïvement de préserver le fleuron de ma virilité des regards indiscrets, l’autre se démenant pour faire glisser le rideau défraîchi d’une cabine de douche pas moins éprouvée par le temps. Tout est dévoilé !

XII. L’ivresse d’un baiser

J’ai beau tituber et ricaner, c’est paisiblement que nous entamons la descente de la Rua Garrett. A Brasileira s’est libérée de ses parasites et Pessoa semble avoir repris vie à la lueur des réverbères. Ses traits se déforment tandis que je plisse naïvement les yeux pour renforcer ma concentration. La rumeur des ruelles s’étouffe progressivement. Nous croisons quelques grappes de jeunes gens arpentant les rues du Chiado à la recherche de distributeurs de billets, de taxis ou d’amis égarés. Ils s’éparpillent. Certains s’élancent à la poursuite de camarades les ayant devancés dans l’ascension des boyaux de Bairro Alto. D’autres déambulent, enlacés. Je m’arrête quelques instants pour apprécier le ballet, le spectacle de ces danseurs maladroits entrainés dans une chorégraphie que l’ivresse, la chaleur et les cahots de la rue ont composée pour eux. Je me tiens fixe, les mains enfoncées dans les poches, le sourire figé. Il est de ces instants rares quand tout semble limpide. Chaque personne. Chaque éclat de voix. Les errances ne nous ont pas quittées, elles se sont simplement faites un peu moins bruyantes. L’air du soir vient soulever nos cheveux, sécher nos lèvres, caresser nos joues. Des silhouettes glissent entre les avinés et les amants qui multiplient entrechats et gargouillades pour se hisser jusqu’aux ruelles les plus animées. Mon attention se fixe sur la statue glorieuse de Luis de Camoes, isolée au centre de la place. Elle aussi semble se laisser aller à quelque danse disgracieuse… Je détourne mon regard vers le ciel, vexé par les tromperies de ma vue. L’immense toile azurée est tachée de points lumineux dont l’éclat est à peine altéré par le halo orangé de la ville incandescente. Je ferme les yeux. Le temps se fige. Je ne sens que la brise. Ici. Maintenant… Un cri retentit. Je prends conscience de ma béatitude tandis que l’instant s’échappe. La statue s’est assagie. Un long frisson me parcourt l’échine… Je sens sa main, minuscule, glisser délicatement entre mes doigts. Je ne dis mot et reste planté là, comme paralysé. Je ne ressens ni peur, ni anxiété. Je me sens bien, terriblement bien. Ma main me brûle, pourtant. Mon bras, mon épaule, puis ma poitrine s’embrasent à leur tour. Ses doigts resserrent leur étreinte. Je ne peux contrôler mon sourire car je sais qu’elle s’est enfin abandonnée, qu’elle ne regarde que moi. Pour elle aussi, plus rien ne compte. Il n’y a plus d’avant, plus d’après. Il n’y a que nous. Je revois les becos incendiaires, les toitures ocres, le Tage en éclats de lumière, les murs blanchâtres, l’infinie calçada, les rires de Bica. Je revois ses fines lèvres, ses grands yeux écarquillés, sa fragile silhouette dans l’encadrement de la porte. Elle me tire à elle, calmement, tranquillement, et pose mes mains sur ses hanches. Nous nous regardons sans mot dire. Des sourires. Juste des sourires. Il n’y a plus une once de gravité dans l’expression de son visage. Plus une once de fébrilité, en moi, lorsque mes lèvres se posent enfin sur les siennes.

XI. Ébriété

A noite

C’est un étourdissement collectif. Les anonymes d’un instant sont devenus des curiosités. Notre attention éclate en mille attraits. Des corps, des sourires, des langueurs. Sa volupté bridée par une mince étoffe pourpre, une jeune femme me lance un regard abrasif. Ses yeux fixent mon attention. Je poursuis ma marche mais ne peux m’en détourner. Je ne ressens ni gêne, ni flatterie, ni excitation. Seule m’envahit une sensation de confort et de chaleur. Mais quelque cri ou bris de verre a tôt fait de m’attirer ailleurs. Nina s’est postée à un croisement. Comme attendrie par mes maladresses et l’hésitation de ma démarche, elle lance sa main en ma direction, m’agrippe fermement le bras et me tire dans l’étroit goulot d’une rue qui me semble s’être tout juste ouverte devant nous. La multitude s’écarte sur notre passage et honore mon ivresse par ses sourires, son enthousiasme et ses chahuts. J’échange quelques mots maladroits avec un grand blond passablement éméché puis m’enfonce dans la pénombre d’un bar du choix de Nina. La voie est d’or vers le comptoir. Je fends la foule, portant peu d’attention aux cris, plaintes et éclats de rires qui bourdonnent dans mon esprit enivré. Je ne vois qu’elle, sa robe verte, son sourire et son visage soudain changé. Nulle tension sur celui-ci. Ses grands yeux curieux guident mes pas vers les nouveaux délices qui s’offrent à moi : Super Bock, aguardente, caipiroskas… Je l’enlace. Elle s’esclaffe. Je commande. Je m’oublie.

Les gorgées se succèdent et m’étourdissent. Je n’ai aucune notion de l’heure qu’il peut être. Je ne m’en soucie absolument pas, à vrai dire. Je n’ai aucune idée, non plus, du lieu où j’ai été mené. Seuls comptent les visages enjoués qui s’animent autour de moi, les sourires que l’on s’adresse, le langage commun que l’on improvise et les idées que l’on oppose les unes aux autres. Un voile tombe sur le décor lorsque l’on est ivre. Seuls les discours et les avis contraires ont une résonance dans notre esprit. Les chants à l’unisson. Les poncifs, les a-priori. La grande communion liquoreuse. On s’abandonne à ses désirs, à son orgueil, à ses fiertés. Les étreintes se font plus vives, les tensions plus franches. La chair, surtout, se fait plus désirable que jamais. On s’effleure, on se chuchote, on se flatte. Il me semble être portugais, américain, brésilien, britannique. Les barrières linguistiques s’effondrent. Ce sera bientôt à mon tour… Il me faut pourtant achever cette conversation. Dieu que ce type est ennuyant. On ne tolère bien que sa propre ébriété. Je suis tout ouïe mais mon regard est braqué sur Nina. Elle  se tient debout, face à moi, engagée dans une conversation à trois qui semble la ravir. Elle garde toutefois cet air absent qui la caractérise, un sérieux qui feint son bien-être. Les gens sérieux sont ennuyeux.

La porte du bar claque contre le mur. Le tumulte des fêtards accompagne notre sortie. L’heure est plus que tardive mais les rues du Bairro Alto sont bien loin d’être désertes. On y croise des éméchés, des égarés, des amourachés. Mélomanes, pochtrons, romantiques… Le moment est précieux. Que faire ? Céder à la fatigue et rentrer décuver ? Répondre à l’invitation de nos amis de cette heure, se faire une place dans leur joyeux cortège, et partir à la recherche d’un nouveau lieu de débauche ? La démarche hésitante, Nina force ma décision en s’éloignant du groupe. Un rapide salut général et je m’élance dans les pas de la jeune femme.

X. Bica

Bica #1

Nina se love dans un confortable fauteuil rose molletonné. Ses lèvres enserrent délicatement son verre tandis que les vaguelettes pourpres du Martini viennent s’abîmer sur l’embrasure de sa bouche. Sa longue chevelure s’écoule en une cascade blonde rendue ocre par l’obscurité puis se brise sur ses délicates épaules. Son visage est tourné vers l’entrée du Bicaense Café et je ne peux m’empêcher de fixer la courbe de son cou, la douceur de sa nuque. Mon regard alangui glisse le long de l’échancrure de sa robe, serpente au fil des plis du tissu, s’arrête à peine sur les heurts gracieux de sa poitrine puis dévale jusqu’au croisement de ses jambes. Ses cuisses à peine dévoilées et ses mollets exquis se croisent et se frottent dans une lascive chorégraphie. Quelques gorgées de rhum attisent mon désir. Une maladresse, quelques gouttes renversées sur ma chemise et un mouvement subit de Nina suffisent à m’arracher à mes contemplations. Le sourire qu’elle m’adresse a tôt fait de transformer mon inquiétude en tendresse. Faisant mine de ne pas avoir noté mon gêne, elle m’épargne le malaise d’un silence en me remerciant de lui avoir fait découvrir un lieu dont elle n’avait pas la connaissance. Mon trouble se dilue rapidement dans les conversations passionnées et passionnantes que nous engageons. Je ne sais par quel cheminement nous sommes amenés à aborder le sujet de la décolonisation de l’Afrique noire, ici, à Lisbonne, dans un bar tout ce qu’il y a de plus branché, un énième verre à la main, entourés de personnages flous qui ne font que rouler des yeux et des hanches. À vrai dire, beaucoup de choses m’échappent à ce moment de la soirée. L’alcool embrase mes sens et noue mon raisonnement. Soudain, Nina se lève, probablement blasée par un des mes énièmes circonvolutions, et m’invite à la suivre vers la sortie. Quelque peu décontenancé par l’impétuosité du mouvement, je balbutie quelques mots pour conclure ma phrase, avale le fond de mon verre d’une gorgée et emboîte son pas. Je ne perçois toutefois aucun agacement dans l’expression de son visage. Toujours la même paix, la même tranquillité. Nous fendons la foule compacte qui s’est agglutinée le long du bar. Il me semblait, pourtant, que nous étions seuls au Monde.

La nuit est tombée depuis plusieurs heures sur Lisbonne. Les enseignes criardes des bars illuminent le pavage de la rue da Bica de Duarte Belo. Beats nerveux et mélodies jazzy se mêlent et se déversent dans la pente. Le funiculaire en sommeil domine l’horizon. Il est entouré de noctambules chics qui traînent leur enthousiasme de part et d’autre de la chaussée. Jeunes femmes coquettes et ravissants petits bourgeois sirotent mojitos et autres caipiroskas dans la douceur de la soirée. Une légère brise agite les mèches et les franges de la jeunesse branchée de la Ville blanche. De temps en temps, l’errance de quelque touriste mal fagoté rompt l’uniformité de la foule. Nina, quant à elle, ne dépareille pas dans cet attroupement apprêté, mais la délicatesse de sa démarche et la lenteur de ses gestes lui confèrent une apesanteur que l’agitation des mondains ne saurait lui faire quitter. La séduction du dépaysement ne fait plus son office sur le regard que je porte sur mes congénères. Satanés spiritueux. Cet enchevêtrement de manières, de postures et de polices n’existe peut-être, en fin de compte, que dans le jugement hautain, fortement imbibé, que je porte sur ces anonymes. Il demeure pourtant quelque chose de rassurant, presque de maternel, dans ces mondanités. Sont-ce les fripes qui pendent des fenêtres dominant la rue et qui donnent à cette dernière l’aspect d’une longiligne salle de jeux dans laquelle s’excitent, sous le regard paternel, petits garçons et petites filles ? Sont-ce les éclats de rire, les regards embués, les étreintes fraternelles ? Sont-ce les courbes délicieuses, à peine voilées par les étoffes légères, qui s’offrent à mon regard ? Je déambule. Nina m’attrape par la main et me tire joyeusement à elle. Je manque de trébucher et de m’écrouler sur les pavés rendus humides par les flots de boissons renversées. Je m’esclaffe. On en fait autant autour de moi. Quel idiot.

IX. Le quartier haut

Praça Luis de Camoes

Les corps sont secoués, renversés.  Ils se heurtent et provoquent des sourires gênés. Je suis appuyé contre le fond du tramway et je regarde les gens danser. À l’autre extrémité du véhicule, un petit groupe d’adolescents entoure le conducteur, l’assaillant de questions posées dans un portugais plus qu’approximatif. Leurs mots importent peu. Leur engouement et la curiosité qui anime leurs regards portent bien plus que leurs voix. À combien de dizaines, de centaines, de milliers de visiteurs a-t-il tenté de répondre ? Comme s’il n’était pas déjà assez occupé à maltraiter ses trop nombreuses manettes, à engueuler la machine récalcitrante, à jouer le jeu des voyageurs par son pilotage… énergique. Il braque soudain. Peu importe les personnes mal installées ou les négligents, comme moi, qui se prélassent. Mon visage se transforme ridiculement, pincé d’effroi, tandis que je m’écrase sur la vitre qui sépare la plateforme du fond des derniers sièges. La tranquillité de Nina s’est muée en inquiétude. Je fais mon possible pour ne pas perdre la face mais mes efforts rendent l’expression de mon visage encore plus ridicule. Nous éclatons de rire. L’amas d’impatients qui s’est levé puis rué vers la porte ne nous laisse toutefois pas le temps de jouir de la situation. Nous sommes comme éjectés du tramway et nous retrouvons, encore ricanants, sur le pavage de la rua Paiva de Andrada. Le regard de Nina pétille. Je fais fi de la douleur et m’élance à ses côtés en direction de la rua Garrett. A Brasileira y vomit une nuée de touristes. Je les regarde avec dédain et me lamente du spectacle qu’ils offrent, oubliant une nouvelle fois que rien, à première vue, ne me distingue d’eux. Mon agacement est vite étouffé par un attrait soudain. Les formes qui se détachent sous mes pieds ont éveillé ma curiosité. La mosaïque composée par les pavés bleus et blancs est comme animée par la course des passants. Leurs enjambées découpent l’ouvrage et il me faut m’éloigner de quelques pas de la foule pour apprécier l’ondoiement des figures. Nina les as trop souvent observés pour y prêter une fois de plus attention. Amusée par mon enthousiasme, elle me sourit et m’invite à la suivre d’un léger mouvement de tête. Sans un mot, nous remontons le largo do Chiado, passons sans nous arrêter devant le décor urbain de l’Igreja dos Italianos puis pénétrons sur la Praça Luis de Camões.

Le décor du pavage laisse apparaître de grands arcs bleutés qui ceignent le décor de la place, succession de losanges et d’étoiles grimpant jusqu’à l’imposante statue du poète. Une douzaine de bancs est disposée tout autour de la place. Dans le coin le plus haut, une série de tables et de chaises entourent un petit kiosque de fonte et de fer. Nous nous asseyons. Nina tire son portable de sa poche tandis que je me plonge dans mon guide, à la recherche d’une adresse qui correspondra à nos goûts et à notre humeur. Elle m’avoue son peu d’appétit. Je gémis de dépit, renonçant au copieux repas que j’avais fantasmé depuis notre départ du Panthéon. Il me faudra me satisfaire d’un prego no pão commandé et avalé en vitesse dans la rue. La lecture de la critique dithyrambique du Bicaense Bar atténue ma frustration. La lumière se fait moins vive sur la ville. La fraîcheur du crépuscule est un bonheur après tant de rues, d’impasses et d’escaliers parcourus. Le peu de répit que nous nous sommes offert n’a pourtant d’égal que la somme des beautés qui se sont livrées à ma contemplation. Le voile de la nuit tombe progressivement sur Lisbonne. L’air s’électrise.

VIII. De la Sé au Chiado

Baixa

Voix hautes, humeurs et hilarités animent l’habitacle boisé du wagon. Malgré le vacarme, chacun s’évertue à converser avec son compagnon. Comprimés les uns contre les autres, chahutés par les cahots et les écarts de conduite d’un chauffeur trop enthousiaste, les voyageurs s’agrippent tant qu’ils le peuvent au moindre élément offrant un brin de stabilité. Les quelques chanceux qui ont trouvé place sur les banquettes affichent des sourires satisfaits et presque moqueurs. Filant dans les ruelles, le tramway passe bientôt devant la cathédrale Sé Patriarcal et son austère façade. Il marque un arrêt brutal. Je profite du mouvement qui nous pousse vers le fond et m’installe négligemment à l’arrière du véhicule. Nina me rejoint, slalomant avec agilité entre les coudes, les sacoches et les valises. Je jalouse sa grâce qui tranche vivement avec les arabesques maladroites que j’ai été contraint de réaliser pour atteindre mon inconfortable place. Une poignée d’usagers bondit dans la rue. Tous expriment leur ravissement par des mines enjouées. Le 28 repart de plus belle. Le Largo de Santo Antonio da Sé est avalé en quelques secondes. La Rua da Conceição se profile, sans écueil, droite et plane. Affalés contre les parois du wagon, certains déversent le haut de leur corps par les fenêtres grandes ouvertes. L’air chaud de la Baixa s’engouffre. Il danse dans l’habitacle, file entre les membres déformés des voyageurs, vient souffler et gémir dans le fond puis repart de plus bel, éclatant en légers courants d’air qui font frétiller robes et chevelures. Nous traversons bientôt la Rua Augusta, attirant les regards curieux des pelotons de piétons étrangers encore étourdis par leurs premières découvertes lisboètes. Je jette à peine un regard, obnubilé par les délices qui nous attendent sur les pentes de la colline qui se dresse à l’horizon.

Nina est assise à ma droite. Lisbonne est tout autour de moi. Mon estomac grogne bruyamment d’impatience et mes pensées se nouent. Je suis contraint par la faim, la fatigue, la chaleur. Mais que ces contraintes me semblent légères. Je sais et je sens que je suis à l’endroit idéal, au moment idoine. Dans quelques minutes, le tramway s’arrêtera devant Pessoa, assis à la table d’A Brasileira, immortel dans son enveloppe de cuivre. Et je sais que mes forces me reviendront, que c’est avec un appétit féroce et le plus grand enthousiasme que je m’élancerai sur les pas de Nina. Puis elle se retournera, me sourira, et je me désagrégerai à nouveau. Ma volonté fléchira mais ma pudeur ne lui adressera qu’un rictus de contentement… Un choc me sort de ma torpeur. Nous entamons l’ascension de la longue courbe de la Calçada São Francisco.

VII. 28

Alfama #8

La foule est dense sur le belvédère. Lisboètes et touristes se tassent sous la moindre petite tâche d’ombre et piétinent frénétiquement les petits pavés gris. Chapeautés, encasquettés, encapuchés, des assoiffés de toutes les nationalités sont massés devant le petit kiosque à boissons.  Les guides et prospectus touristiques se déclinent en une multitude de langues dans les mains des flâneurs. Les accents entremêlés, les cris des vendeurs de boissons et les notes maladroites s’échappant des amplificateurs de poche des guitaristes de rue créent une joyeuse cacophonie, un brouhaha intense que l’on s’impatiente toutefois de fuir. Le Soleil s’est en partie glissé derrière les murs rouge vif du musée des arts décoratifs. Le bleu clair intense du milieu de l’après-midi a viré au céruléen mais une lumière vive se déverse dans le largo de Santa Luzia, entre les parois qui enserrent les voies du tramway. Dans l’attente tranquille du prochain 28, revivifiés par la douceur du début de soirée, nous échangeons quelques mots sans nous regarder, Nina plongée dans la lecture d’un article sur les nuits du Bairro Alto, moi obnubilé par l’horizon. Au loin se dresse fièrement le monastère São Vicente de Fora, étendu de toute sa longue carcasse blanche sur le lit azuré du ciel lisboète. Sous son flanc, l’anarchie des toits de tuile et la grâce des façades immaculées.

Un petit groupe de vieilles dames s’agite et me bouscule tandis que l’on entend les plaintes des rails annoncer l’approche du tramway. Les hurlements du métal châtié par la machine semblent électriser l’attroupement qui s’est formé autour de nous. Les mines excitées des uns contrastent avec l’air blasé des autres, trop habitués aux ruades des vacanciers impatients. Il faut plus que ces mouvements de foule pour tirer Nina de sa lecture. J’ai beau l’inviter, par mon trépignement, à partager mon enthousiasme, rien n’y fait. Elle demeure imperturbable. Je renonce pour un instant à toute complicité. Des cris aigus ne tardent pas à attirer mon attention ailleurs. Se souciant guère du wagonnet jaune qui vient de faire son apparition sur l’esplanade et faisant fi des appels au calme des adultes, quelques turbulents enfants traversent les voies en courant. Rien qui ne saurait briser l’élan du tramway tant attendu. J’ai eu bien l’occasion d’y grimper mais le charme continue d’opérer. Une galanterie pour laisser monter une Nina au sourire retrouvé, une caresse retenue, quelques mots maladroits prononcés à l’égard du patibulaire chauffeur et me voici collé au dos musculeux d’un grand blond costaud qui a eu la bonne idée de s’intercaler entre mon amie et moi. Je n’ai devant mes yeux que le coton gris trempé de sueur du nouvel objet de ma haine. Les battants de la porte se referment derrière moi dans un fracas tandis que le wagon s’ébroue. Je me glisse tant bien que mal dans une faille brièvement apparue entre le flanc de mon colosse et une petite vieille rabougrie et me retrouve face à Nina, hilare. Le tramway avale les virages et dévale les pentes en direction de la ville basse. Secoué, jeté contre d’autres, je me laisse aller à un rire bruyant.