XII. L’ivresse d’un baiser

par C. Devaux

J’ai beau tituber et ricaner, c’est paisiblement que nous entamons la descente de la Rua Garrett. A Brasileira s’est libérée de ses parasites et Pessoa semble avoir repris vie à la lueur des réverbères. Ses traits se déforment tandis que je plisse naïvement les yeux pour renforcer ma concentration. La rumeur des ruelles s’étouffe progressivement. Nous croisons quelques grappes de jeunes gens arpentant les rues du Chiado à la recherche de distributeurs de billets, de taxis ou d’amis égarés. Ils s’éparpillent. Certains s’élancent à la poursuite de camarades les ayant devancés dans l’ascension des boyaux de Bairro Alto. D’autres déambulent, enlacés. Je m’arrête quelques instants pour apprécier le ballet, le spectacle de ces danseurs maladroits entrainés dans une chorégraphie que l’ivresse, la chaleur et les cahots de la rue ont composée pour eux. Je me tiens fixe, les mains enfoncées dans les poches, le sourire figé. Il est de ces instants rares quand tout semble limpide. Chaque personne. Chaque éclat de voix. Les errances ne nous ont pas quittées, elles se sont simplement faites un peu moins bruyantes. L’air du soir vient soulever nos cheveux, sécher nos lèvres, caresser nos joues. Des silhouettes glissent entre les avinés et les amants qui multiplient entrechats et gargouillades pour se hisser jusqu’aux ruelles les plus animées. Mon attention se fixe sur la statue glorieuse de Luis de Camoes, isolée au centre de la place. Elle aussi semble se laisser aller à quelque danse disgracieuse… Je détourne mon regard vers le ciel, vexé par les tromperies de ma vue. L’immense toile azurée est tachée de points lumineux dont l’éclat est à peine altéré par le halo orangé de la ville incandescente. Je ferme les yeux. Le temps se fige. Je ne sens que la brise. Ici. Maintenant… Un cri retentit. Je prends conscience de ma béatitude tandis que l’instant s’échappe. La statue s’est assagie. Un long frisson me parcourt l’échine… Je sens sa main, minuscule, glisser délicatement entre mes doigts. Je ne dis mot et reste planté là, comme paralysé. Je ne ressens ni peur, ni anxiété. Je me sens bien, terriblement bien. Ma main me brûle, pourtant. Mon bras, mon épaule, puis ma poitrine s’embrasent à leur tour. Ses doigts resserrent leur étreinte. Je ne peux contrôler mon sourire car je sais qu’elle s’est enfin abandonnée, qu’elle ne regarde que moi. Pour elle aussi, plus rien ne compte. Il n’y a plus d’avant, plus d’après. Il n’y a que nous. Je revois les becos incendiaires, les toitures ocres, le Tage en éclats de lumière, les murs blanchâtres, l’infinie calçada, les rires de Bica. Je revois ses fines lèvres, ses grands yeux écarquillés, sa fragile silhouette dans l’encadrement de la porte. Elle me tire à elle, calmement, tranquillement, et pose mes mains sur ses hanches. Nous nous regardons sans mot dire. Des sourires. Juste des sourires. Il n’y a plus une once de gravité dans l’expression de son visage. Plus une once de fébrilité, en moi, lorsque mes lèvres se posent enfin sur les siennes.